Je suis issu d'une famille ouvrière et chez nous, on ne connaissait pas l'art. L'exception fût un tableau de Millet  "L'Angélus" qui était une reproduction fixée au mur. Il y avait également un vase de fleur surdimensionné avec des gentianes et roses des alpes, tellement grand qu'il me semblait plus tard que c'était un précurseur du Pop Art. Aujourd'hui je suis très triste que ce tableau de soit plus en ma possession. La troisième oeuvre , une reproduction avec des 'Putti' tissant des rosaires, très grand et tel que l'on peut les acheter dans les magasins, ornée d'un cadre doré. Cette oeuvre pendait dans la chambre. Mais ici c'était le monde intact. Contrairement à "L'Angélus", dont l'esprit était songeur, pas seulement un petit peu religieux, mais de toute évidence religieux. Mais les fleurs étaient quelque chose de fou, de fantastique. C'est ainsi que je fus confronté a trois variantes artistiques depuis ma tendre jeunesse.


Oeuvres du garçon Werner



Ce fût l’époque de la nouvelle peinture dans laquelle je devais me lancer, car c’était pour ainsi dire presqu’une doctrine de peindre en abstrait. Il fallait suivre l’esprit du temps (Zeitgeist). Cette pression venait de l’étranger, en premier lieu de France puis d’Amérique.

1961, Aquarelle, 23x24 cm  

 

<  1963, Aquarelle, 32,5x25 cm  


Nos expositions ont eu lieu dans la «KUNSTHALLE » où l'on voyait Braque ou Picasso, mais ces peintres avaient plus de 60 ans. Et puis « L’école de Paris » dont les participants comme de Staël et Wols et d’autres étaient morts, morts soûlards ou s’étaient suicidés. Nous voyions donc leurs œuvres, ce qui nous coupait le sifflet d’abord, mais tu te dis:" c’est là que tu dois t’accrocher"  et je m'accrochais à L’expressionisme abstrait – ça ne giclait pas autant mais libérait  un paquet de nerfs et d’énergie …

Après une exposition dans la Galerie 33 je recevais la visite de Harry Szeemann (figure emblématique à cette époque) dans mon atelier qui se renseignait au sujet de mes tableaux. « Ils ne sont plus là, j’ai tout détruit » Il faillit s’évanouir mais je lui expliquais que je ne pouvais plus m’identifier à ce genre, car il me semblait être épigone. Ceux qui avaient lancé ce style étaient des gens créatifs et moi je continuais à suivre leurs traces, à formuler un peu de la même manière. C’est alors que je sentais le besoin de ne pas suivre le courant mais d’aller contre le courant……. donc une réaction !

Je commençais donc en appréciant le formalisme d’un Poliakoff : cet artiste me semblait méditatif. Je peignais des surfaces mais décentralisées ; l'action se déroulait au bord du tableau créant ainsi une dramatisation.

1962 schwarz-rot-orange (noir-rouge-orange) Huile sur toile, 26x21 cm  Prix: 200€

Nous ne formions pas un groupe mais nous étions réunis dans le même esprit,  avions la même idée concernant la manière de travailler. Nous étions – comment formuler cela - à la recherche d’un futur, un chemin qui semblait nous mener là. La vielle génération nous résistait et refusait de nous accepter, nous les jeunes. Mais tôt ou tard il faudrait compter avec nous les « obsessionnels» et « gicleurs » comme nous nommaient les journalistes et historiens d’art.

Puis arriva le bouleversement avec l’art conceptuel des américains. Et moi je viens avec mon monde à moi, je veux aussi être actuel et y participer. Donc les moyens de communication : cordes, lettres, échelles. Ceux-ci n’étaient pas aussi abstraits qu’ils paraissaient, car j’avais toujours une idée concrète du sujet.

 

1971 Reihe (Alignement), Huile sur toile, 190x136 cm  Prix: 1.100€

La corde n’est donc pas un trait, mais une corde, pas réaliste mais convertie de manière à ce qu’elle transmette la notion d’en-haut et d’en bas : Ciel et terre. La même chose pour les échelles, mais vice-versa : d’en bas vers le haut.

 

Quant aux lettres j’étais fasciné par leur pliage, leurs ombres quand la lumière les envahissait, leur subtilité. Je voyais toutes les couleurs du spectre se réfléchir dans ces plis. Alors je commençais à peindre d' énormes plis, des surfaces tout simplement, surfaces de méditation, mais pour moi la feuille peinte restait toujours concrète sauf que la peinture était poussée si loin qu’on pouvait la considérer comme abstraite.

1975 Brief (Lettre), Gouache sur papier journal et toile, 81x65 cm  

 

Je peignais des cathédrales en lettres, des tours en lettres ; soudain l’échelle est devenue importante – ce fût une action, un mouvement qui se manifeste dans tous les dessins et aquarelles accompagnés de toute idée provoquant un véritable remous.

Puis venaient les "cages à cordes"(Seilkästen), des objets – et on me traitait comme appartenant à l’art objet. Mais je me sentais, même pour ces œuvres en trois dimensions,  peintre et non  sculpteur.

Sans date,  Seilkästchen (Boîte à cordes), 34x34x4 cm  Propriété privée

Puis j’avais du succès avec mes échelles. Carlo Huber - à cette époque directeur de la « Kunsthalle » à Berne - était tout feu tout flamme. Nous avions un très bon contact amical. Il me faisait connaître du monde et certains cercles, côtoyer des artistes comme Walter de Maria et  Sol LeWitt.

J’étais souvent invité chez Carlo, lui aussi aimait un bon verre de vin, et, si pour une fois c’était une bouteille de Vodka, nous devenions terriblement lucides.

Au milieu des années 70 je perdis soudain la boule. Je commençais à peindre  des bœufs éviscérés sur les lettres – Rembrandt m’occupait. Je faisais des séries entières de dessins d'après des tableaux de Rembrandt. Je transformais ce sujet dans mes lettres afin qu'elles aient l’air de continents sur un globe. Mais le rouge manifestait toujours les viscères des animaux. C'était une notion latente de l’élevage intensif comme elle fût présentée par la presse et la protection des animaux et provoquait un mouvement public.

 

1973, Aquarelle, 38x29 cm  

1973 nach Rembrandt (D'après Rembrandt), Dessin 30x21 cm 


S’il y avait une motivation pour moi,  j’essayais toujours de réagir, de riposter et cela je le faisais avec ma peinture. Après venaient donc les lettres avec les animaux, puis les « lettres de berger » (Hirtenbriefe). Mon hypothèse était : berger = communication. Suivirent les saltimbanques , cracheurs de feu, la rue, la plèbe. Je ne veux pas dire des gens primitifs, mais des gens comme personnages secondaires. Des gens qui produisaient leur art dans la rue, pas les peintres de rues, mais les gens qui produisent quelque chose comme les jongleurs et cracheurs de feu ; et cela me touchait tellement que je le déposais dans mes lettres. Toutes les œuvres de cette époque ont cette croix de pliage, ces quatre surfaces, cette croix comme signe de peinture. Pour quelques personnes était-ce trop religieux. « Leuenberger n’est qu’un peintre religieux, nous n’aimons pas ça, n’aimons pas ça, n’aimons pas ça » Mais cela ne m’influençait jamais, j’ai tout simplement dû le faire. C’était une originalité. Si l'un ne le fait pas, l'autre non plus: moi j’ai dû le faire.

1978, Hirtenbrief (Lettre de berger) Gouache sur papier journal et carton, 106x84 cm 

C’est ainsi que mes motifs de rue continuèrent, des saltimbanques et bientôt passa la manifestation. Jusqu’à présent je n’avais jamais peint un défilé. Mais arrivait cette manifestation ; j’ai toujours eu deux ateliers : l’un était mon atelier dans la maison, l’autre la rue. Je suis presque quotidiennement dans la rue et dans la ville et c’est là que je faisais mes esquisses dans la tête.

1976, Aquarelle, 39x29 cm 

1978 Gouache, 50x65 cm

Pour moi la peinture figurative est une évidence, je ne peux pas l’exprimer autrement et ne le veux non plus, car j’y vois des limitations. Ce qui se passe aujourd’hui dans l’abstraction sont des reprises, des répétitions. Finalement les « concrets », comme ils se nomment, ont atteint des limites en se basant sur la mathématique ou l’analyse des couleurs.


Mais je pense qu’il existe, non dans la réalisation dans le sens de l’image mais dans la reproduction de l’expérience des possibilités multiples, ce potentiel non encore exploité. Je travaille sur ce domaine où je crois pouvoir évoluer légitimement. Là je n’ai pas mauvaise conscience, je le fais et j’assume.

Dans les années 70/80 ma peinture fût 'pâteuse', partiellement vraiment épaisse et peint par-dessus. Aujourd’hui j’ai une autre attitude. Aujourd’hui je peins très liquide, aussi transparent que possible, et je me sers du minimum. Je dis toujours que  je veux pouvoir lire un tableau. Je ne veux pas me mentir à moi-même en peignant des effets ou des attraits visuels. Chaque couleur doit être placée réfléchie et ciblée, doit convaincre. Ce qui est là à la fin – doit persuader.

Texte: Werner Otto Leuenberger

(Traduction et ajout d'images par Edith Stamm-Leuenberger)

 

1996, gelber Vorhang rote Kulisse (Rideau jaune coulisses rouges), Huile sur coton, 100x80 cm Prix: 400€